Dans la langue japonaise, Hakanaï (mot qui combine deux éléments : l’homme et le songe) est un terme définissant ce qui est impermanent, fragile, évanescent, transitoire, entre le rêve et la réalité. Claire Bardainne & Adrien Mondot
Réalisée par la compagnie Claire Bardainne & Adrien Mondot et présentée pour la première fois en 2013, Hakanaï est une performance hybride associant pendant quarante minutes, danse, musique et numérique. Akiko Kajihara, danseuse professionnelle, évolue, seule, au coeur d’une structure cubique sur laquelle sont projetées des images lumineuses et animées en direct en fonction des mouvements de son corps et sur le rythme d’une “création sonore” interprétée, elle aussi en direct . L’art et la technologie deviennent ici complémentaires. Loin du monde actuel, nous sommes transportés dans un univers imaginaire, poétique presque magique où réel et virtuel sont intimement mêlés. Acteurs et spectateurs, se retrouvent, grâce à ce voyage initiatique, confrontés à des épreuves sensations et des expériences nouvelles qui soulèvent des questions très actuelles. En effet, la danse est, par définition, considérée comme un « spectacle vivant » c’est à dire , selon la définition du dictionnaire Larousse, “un spectacle qui se déroule en direct devant un public, par opposition aux créations artistiques de l’audiovisuel issues notamment du cinéma, de la télévision ou d’internet”.
Le langage multimédia est-il capable d’exprimer du vivant ? Cette interaction entre corps en mouvement et technologies numériques peut-elle faire émerger un nouveau langage sur scène et donc une nouvelle forme d’art ?
Avec ce concept innovant et en phase avec les évolutions de notre société, Hakanaï a conquis un large public et connaît un succès grandissant dans le monde entier (Russie, Brésil, USA, Europe, …) .
QUAND GESTES ET IMAGES NE FONT PLUS QU’UN
La performance proposée par la compagnie est une expérience sensible qui se découpe en plusieurs temps. Tout d’abord, les spectateurs se placent autour de la scène plongée dans la pénombre. Ils découvrent alors au centre de celle-ci, un immense cube réalisé en tulle (tissu mince, léger et transparent). Si elle est discrète visuellement , cette structure est pourtant l’élément clef de la mise en scène puisqu’elle est le support sur lequel va apparaître des décors dématérialisés : un dispositif de quatre projecteurs vidéos synchronisés projette sur le cube un univers graphique lumineux et animé composé de formes abstraites noires et blanches (points, traits, lettres alphabétiques, etc). Le spectateur se retrouve alors plongé dans un univers visuel mais aussi sonore (bruitages et sons abstraits) inédit.
La musique, créée en live par des interprètes sonores (Clément Aubry, Jérémy Chartier, Loïs Drouglazet, Christophe Sartori, Pierre Xucla en alternance), s’inspire directement de la danse et des visuels numériques se jouant sur scène. Le décor, quant à lui, composé d’objets graphiques préalablement modélisés numériquement, est généré en temps réel par des artistes “numériques” (Jérémy Chartier, Loïs Drouglazet, Rodolphe Martin) pour créer un “dialogue” entre le corps de la danseuse, qui exécute sa chorégraphie en partie improvisée et composée de mouvements “bruts et non sophistiqués” 1, et son environnement sonore. L’interdisciplinarité entre le son, l’image et la danse crée ainsi une “synesthésie complète” qui permet, contrairement aux spectacles traditionnels de livrer à chaque représentation, une prestation unique et singulière.
Ainsi, un mouvement de bras de la danseuse peut faire naître une nuée de points lumineux scintillant dans un silence assourdissant ou encore un bond peut provoquer une tempête de neige accompagné d’un son d’orage, etc.
Cette interaction entre le geste, le son et l’image est familière à bon nombre d’entre nous puisque l’industrie du jeu3 vidéo l’exploite déjà depuis plusieurs années. Eye-toy4 (en 2003) est l’un des tous premiers jeux vidéo commercialisé à l’utiliser. Grâce à une caméra équipée de différents capteurs (capteurs de champ de vision capables de détecter un ou plusieurs individu(s), capteurs embarqués capables de détecter les mouvements et microphones capables de détecter la voix), le corps se transforme en un véritable outil de contrôle d’interfaces. La caméra eye-toy a aujourd’hui été remplacée par des outils similaires mais techniquement plus performants tels que la kinect5 (compatible avec la console de jeu X-box) ou la PS eye (compatible avec la console de jeu PlayStation 4).
Cependant, le spectacle Hakanaï peut-il être comparé à un simple jeu vidéo ? Dans un jeu vidéo, l’utilisateur évolue dans un environnement prédéfini qui défile à un rythme imposé. Chaque étape du jeu est programmé et l’utilisateur est guidé par des instructions qui le contraignent, par la réalisation de certaines actions, à suivre un scénario précis.
Pour créer une relation “humain-virtuel” qui dépasse le simple jeu, la compagnie a donc, associé à des dispositifs de captation issus du domaine des jeux vidéos, un nouveau logiciel appelé eMotion. Développé depuis 2006 par Adrien M., eMotion permet de générer, calculer et projeter en direct des images animées virtuelles à partir de données issues du monde réel. Ainsi, l’environnement graphique proposé par Hakanaï est directement dérivé des mouvements improvisés par la danseuse. Libérées de l’espace conf
iné qu’impose l’écran d’ordinateur, les images deviennent des “images-environnement” qui dépassent la simple représentation. L’ordinateur devient alors acteur de la performance et peut être comparable à un partenaire pour l’artiste qui évolue sur scène accentuant l’ambiguïté entre réel et virtuel. Les images se dessinant sur le cube deviennent aussi vivantes que la danseuse.
Qui alors, de la machine ou de l’homme, dirige la danse ?
L’INTERPRÉTATION, ÉLÉMENT CLEF DE LA PERFORMANCE
La synchronisation entre le réel et le virtuel fait disparaître la frontière qui les sépare pour offrir aux spectateurs un nouveau monde mêlant les deux univers. La scène devient alors le lieu de tous les possibles : le fixe devient mouvant, le solide devient liquide, les lignes se brisent, les repères basculent, etc. Les spectateurs perdent alors tous repères spatio-temporels et se retrouvent désorientés. Sommes-nous dehors ou sommes nous dedans ? Où est le haut et où est le bas ? Est-ce réel ou virtuel ?
Issues de l’observation du réel, les formes abstraites graphiques créent un espace se comportant selon des règles physiques connues que, par conséquent, nos sens sont capables de reconnaître. Cependant, ces formes, par manque de référence concrète à la réalité restent difficiles à comprendre : elles trouveront donc un sens différent d’un individu à un autre. L’attribution d’un sens à une chose s’appelle, par définition, l’interprétation et c’est bien cette notion qui va régir l’ensemble de la performance.
L’interprétation est donc ici un outil de construction de la performance. En effet, les différents interprètes (musicaux, numériques et chorégraphiques) réagissent et adaptent l’ensemble des éléments nécessaires à la construction de la prestation (visuel numérique, musique et danse) selon leur propre compréhension de ce qui se joue au sein de l’espace scénique.
D’autre part, du point de vue du spectateur, l’interprétation associée à l’imagination est un formidable moyen de s’évader et de voyager. La compagnie fait vivre à ses spectateurs une expérience nouvelle tant physiquement qu’émotionnellement. Tantôt espace clos, tantôt paysage, le cube sollicite en permanence notre imaginaire. Certains y verront des visions cauchemardesques : un ennemi à combattre, une cage dont il faut repousser les limites, … D’autres n’y verront que poésie, rêve et évasion.
Ces images mentales sont également amplifiées par la composition sonore qui pulse au rythme des battements du cœur. L’expérience du spectateur est donc une aventure sensible où entrent en résonance images, imaginaires, émotions, technologies, mouvements et sons.
Pour permettre une immersion encore plus importante, la compagnie invite, à la fin de la chorégraphie, les spectateurs sont invité, à la fin de la chorégraphie, à pénétrer au sein même du cube. Ils vont ainsi à leur tour interagir avec le dispositif numérique. En adoptant leur propre langage corporel, ils peuvent alors comprendre et s’approprier cette nouvelle forme d’expression et d’art.
Ce dispositif numérique imaginé par la compagnie remet en question les domaines des arts et des sciences. À la fois émancipateur et contraignant, le dispositif, devenu une prolongation du corps humain, oblige le danseur à adopter un nouveau langage. En l’utilisant, le domptant, le détournant, ce dernier fait naître de nouvelles formes d’écritures scéniques, de nouvelles expressions corporelles, de nouveaux mouvements, de nouvelles interactions qui permettent de renouveler et moderniser le milieu de la danse.6
Les concepteurs multimédias découvrent aussi de nouvelles utilisations de leurs “machines”. Ils sont amenés à développer toujours plus de nouvelles idées créatives mais également techniques. L’association improvisée du corps et de la machine au sein d’un spectacle vivant est un challenge technique important. Un projet comme celui-ci permet des développements technologiques intéressants, en particulier dans le domaine crucial de la communication homme-machine.
Mais quel est la place de l’humain dans un environnement de plus en plus numérique et technique?
HAKANAÏ, UNE REFLEXION SUR L’ÉVOLUTION DE NOTRE SOCIÉTÉ ?
La danseuse Akiko Kajihara affronte seule les éléments graphiques numériques qui se dessinent autour d’elle et il est difficile de discerner qui, de l’ordinateur ou de l’homme mène la danse pendant ces quarante minutes de prestation. En effet, la danseuse semble comme emprisonnée par ce cube de lumière.
Depuis le début de notre ère, l’homme est en quête de nouveaux moyens permettant de se faciliter la tâche et il a imaginé de nombreuses machines qui lui ont permis de se développer et d’évoluer. S’adaptant à notre mode de vie, nos habitudes, notre culture, elles sont aujourd’hui omniprésentes dans notre quotidien : voitures, outillages, électroménagers mais aussi téléphones portables, tablettes ou encore ordinateurs sont devenus indispensables à nos vies. L’homme ne cesse de s’inventer de nouveaux besoins qui le pousse à innover et créer constamment pour les satisfaire.7
En proposant un langage «multimédia vivant», la compagnie met en évidence le lien étroit entre l’homme et la machine. Cette dernière est-elle amenée à remplacer l’homme ? Cette question préoccupe de plus en plus notre société moderne qui, au fil des années, voit le design interactif se développer et s’imposer. Souvent réduite à l’interaction entre un homme et un ordinateur muni d’une interface, le design d’interaction, dans Hanakaï, s’affranchit de l’écran pour se déployer à échelle humaine, dans une salle de spectacle. Il entre ainsi directement dans le monde réel pour interagir avec la danseuse. L’homme et la machine semble alors dialoguer par le geste et le mouvement, donnant au public une impression de voir danser ensemble deux êtres vivants.
Par définition, une machine est dénuée d’affect et de conscience. Elle n’éprouve aucun sentiment et se contente d’exécuter intelligemment un action ou un scénario programmé. De plus, selon Merlaux-Ponty dans Phénoménologie de la perception (1945) 8, son processus sensoriel et son processus moteur sont dissociés ce qui signifie qu’une action sensorielle n’entraînera aucune réaction ( sauf si celle-ci est programmée auparavant).
Malgré son comportement troublant, la machine ne peut donc remplacer l’homme dans le milieu de la danse. Cet art nécessite en effet des qualités que la machine ne possède pas : l’expression d’émotions, de sensations, une capacité d’interprétation, d’adaptation à son environnement, etc. Elle n’est donc qu’un outil technique d’innovation qui permet aux danseurs et chorégraphes d’imaginer et de créer de nouveaux langages corporels et de nouvelles esthétiques visuelles.
Grâce à l’informatisation du mouvement, les limites de la création artistiques sont aujourd’hui repoussées. Des systèmes tels que Life Forms ou Character Studio permettent de rechercher, conserver, et valoriser la danse mais aussi d’aider à la composition chorégraphique. Selon la définition du CND9, Character Studio est un des premier logiciel d’animation en 3D à imiter, modéliser et manipuler des coordonnées de mouvement enregistrées à partir de corps réels. L’interactif devient alors un outil d’évolution pour le milieu de la danse et des arts en général.
DANSE ET NUMÉRIQUE, UNE TENDANCE GÉNÉRALE ?
Duo de Hiroaki Umeda, K-danse ou encore Mapping YCAM de ElevenPlay, de nombreux spectacles et performances explorent aujourd’hui la frontière entre rêve/réalité, réel/irréel à travers l’association de la danse, la musique et du numérique. Comme le démontre Hakanaï, la machine peut, dans le cadre d’une performance de danse, aider à favoriser un échange avec le public.
Cependant, cette alliance artistique fait naître de nouvelles tendances comme, par exemple, la “danse en ligne” qui, selon la définition du site http://www.remicophys.fr/10, est une danse en groupe pratiquée individuellement. La canadiens, qui la pratiquent depuis les années 60-70, la considèrent comme une danse sociale qui permet de passer de bons moments entre des personnes de sexe, d’âge, conditions physiques, etc différentes tout en bénéficiant du confort de leur domicile.11
Alors que ses valeurs d’origines favorisent le contact humain et permet avant tout la communication d’émotions et de sensations avec un public réel, la danse serait-elle en train de devenir un art solitaire, sans vie où l’homme n’a comme contact que la machine ?
Pour célébrer le nouvel an chinois, la télévision chinoise proposait, en février 2016, une performance de 540 robots dansant en parfaite synchronisation au rythme des chansons de Sun Nan. Cet exemple tiré du figaro magazine12 est-il un aperçu de ce que pourrait être la danse dans quelques années?
Si la machine est amenée à diriger la danse, les émotions, les sentiments, les jeux d’interprétation et d’improvisation que seul l’homme peut exprimer seront alors surement amené à disparaître.